Rougemania : Un mot de Neil Diamond et Catherine Bainbridge

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Catherine Bainbridge

 

Pendant mon enfance et mon adolescence, je passais mes étés dans un camp pour filles dans le nord de l’Ontario. Chaque samedi soir, nous nous réunissions avec notre « tribu », nous nous mettions des couvertures sur le dos et des bandeaux colorés sur la tête, et nous nous rendions solennellement dans une vallée boisée qui nous semblait enchantée, où des bancs destinés à chaque « tribu » étaient disposés autour d’un feu. Notre « conseil tribal » au clair de lune était présidé par la directrice du camp, Madame Gilcrest, qui était assise sur une chaise haute en bois, vêtue d’une robe courte en daim et d’une perruque noire avec des tresses. 

 

Sérieusement. Je vous assure que c’est arrivé. Et je vous assure que des millions et des millions d’enfants en Amérique du Nord ont vécu à peu près la même chose.

L’obsession pour les peuples autochtones existe partout dans le monde. Aux quatre coins de la planète, les gens ont en tête les mêmes images des Autochtones. 

 

Quand Neil et moi avons coréalisé Reel Injun, nous avons exploré ces fantasmes dans les films hollywoodiens : le vieux sage, le noble sauvage, la Pocahontas sexualisée… vous savez de quoi je parle.

Dans Rougemania, nous nous interrogeons sur les origines de ces fantasmes. Ceux-ci perdurent partout : dans les romans, au cinéma, à la télévision, dans les logos sportifs, la mode, les camps d’été, les retraites spirituelles, le tourisme de pleine nature, etc.

 

La machine hollywoodienne a-t-elle inventé tous ces fantasmes à elle toute seule?

Cela semble peu probable.

 

Il s’avère que cette obsession a une histoire ancienne et oubliée, basée sur des événements et des connaissances autrefois bien connus, mais qui ont été dissimulés au fil du temps. C’est une histoire que vous n’avez probablement jamais entendue auparavant. 

L’identité et la culture nord-américaines ont été profondément influencées par les cultures autochtones; il s’agit d’influences et d’histoires oubliées. Dans Rougemania, nous vous en présentons quelques-unes.

Par exemple, l’histoire des logos sportifs à thématique autochtone et de leur omniprésence dans la culture nord-américaine, l’histoire du design autochtone et de sa profonde influence sur la mode américaine, ou encore l’histoire des origines de la démocratie elle-même. 

Tous ces récits ont été enterrés lorsque les nations autochtones ont perdu leur pouvoir et leur autorité – lorsque l’expansion occidentale génocidaire a commencé. Il fallait effacer ces récits. On ne peut pas assassiner un peuple qu’on admire. 

Nous vous invitons donc à découvrir cette histoire avec un regard neuf, guidé par l’humour, l’esprit et l’ironie subtile qui caractérisent la narration de Neil et des peuples cris. Nous espérons que ce film vous permettra de voir autrement les cultures autochtones et de laisser tomber la robe en daim et la perruque à tresses au profit d’images plus inspirantes, plus riches et plus vraies.

Neil Diamond

 

J’ai participé à de nombreux festivals et de nombreuses conférences depuis la sortie de Reel Injun en 2009, et dans tous les pays que j’ai visités, j’ai rencontré une multitude de gens absolument fascinés par les peuples autochtones. Aujourd’hui encore, j’assiste à des projections du film partout dans le monde et je constate que le public veut toujours en savoir plus sur les peuples autochtones des Amériques. Beaucoup de personnes, surtout à l’étranger, s’étonnent que nous existions encore.

 

On m’a posé beaucoup de questions curieuses après les projections de Reel Injun : votre peuple parle-t-il encore « indien »? Est-ce qu’Hollywood a changé? Pourquoi n’avoir pas mis ceci ou cela dans le film?

 

Rougemania tente de répondre à certaines de ces questions d’une manière amusante et divertissante.

 

Encore aujourd’hui, l’image du noble sauvage persiste partout dans le monde. Un matin, alors que je partais à la découverte de Séoul, je me suis arrêté devant la sculpture en bois d’un Indien qui dominait l’entrée d’une boîte de nuit. Dans les montagnes de Croatie, le nom d’un chef apache fictif, « Vinetou », est gravé dans la pierre pour indiquer les lieux de tournage des nombreux films d’action réalisés en Yougoslavie communiste. Les fans de Winnetou affluent chaque été d’Allemagne, de République tchèque, de Pologne et d’autres pays de l’ancien bloc soviétique pour revivre les aventures palpitantes de leur héros « Indianer » et de son camarade allemand, Old Shatterhand. Imaginez Tonto et le Lone Ranger en vengeurs communistes combattants les affreux chacals du capitalisme, et vous aurez une bonne idée de l’intrigue de ces films.

 

Plus près de nous, l’Indien rebelle et romantique au destin tragique est toujours au cœur de films hollywoodiens comme Avatar, Proie et, pour les connaisseurs, La guerre des étoiles et Dune (dont les livres d’origine s’inspirent tous deux des peuples autochtones).

 

L’Indien règne partout dans le milieu du sport. Les supporters des Kansas City Chiefs se peignent le visage et miment des coups de tomahawk pour encourager leur équipe. Il y a quelques années encore, les Cleveland Indians avaient pour symbole le chef Wahoo, une caricature d’Indien aux longues dents aussi ridicule que les images de propagande antisémite en Allemagne nazie.

 

Mes ancêtres étaient non moins populaires dans le monde de la mode. Pendant quelque 300 ans, les chasseurs cris ont fourni des peaux de castor aux modistes anglais, du castoréum aux parfumeurs européens et du vison, de la loutre et d’autres fourrures aux élégantes dames d’Europe. Comme c’est chic!

 

Plusieurs maisons de couture telles que Ralph Lauren, Mizrahi, Dior et Jean Paul Gaultier, entre autres, étaient connues pour « emprunter » des idées aux Autochtones afin d’habiller leur clientèle la plus tendance. Ralph Lauren, qui a défini la « mode américaine » à lui tout seul, s’est fortement inspiré du style navajo. Ce que ces gens n’ont pas compris, c’est que nos motifs ont des significations spirituelles profondes. Certains vêtements étaient censés n’être portés que par quelques personnes privilégiées, et ce uniquement à des fins cérémonielles.

 

Au cours de mes voyages en Europe de l’Est, j’ai eu très peu d’occasions de voir les derniers films hollywoodiens, mais j’ai pris connaissance des impressions de mes compatriotes par le biais des médias sociaux. Depuis le coin d’Europe où je me trouvais, j’avais à peine entendu parler de la populaire série Twilight, avec Jacob et sa meute de loups-garous autochtones torse nu. Mais en me promenant dans les rues de Volterra, une ville fortifiée perchée au sommet d’une montagne, j’ai remarqué sur les vieux murs de pierre des affiches représentant les vampires blancs et les loups-garous autochtones de la série Twilight. Quel était le lien avec cette obscure ville italienne? Il s’avère que les vampires de Twilight descendent d’un clan royal de Volterra. Qui l’eût cru?

 

De retour en Amérique du Nord, j’ai regardé The Lone Ranger, The Mandalorian, Parasite, Outlander, Hostiles et The English. Même si ces films et séries télévisées n’avaient pas de thématique autochtone à proprement parler, l’Indien se cachait en leur sein. Hollywood changeait tranquillement, et le motif de l’« Injun » aussi.

 

J’étais parfois mal à l’aise face aux publics de Corée du Sud et d’Europe de l’Est, qui ne rencontraient des « Indiens » que dans les livres, à la télévision et sur le grand écran. J’ai souvent eu l’impression qu’ils étaient déçus de me voir habillé de manière contemporaine, sans aucune ressemblance avec l’« Indien » d’Hollywood. Lors d’un repas quelque part en Europe de l’Est, un jeune étudiant universitaire m’a dit : « Je n’arrive pas à croire que vous êtes Indien et que vous êtes venu en costume! »

 

J’aurais pu répondre : « Regardez donc les Européens. Ils s’habillent comme le faisaient les Indiens il y a des centaines d’années… »

 

On me demande souvent ce que je pense de l’appropriation des cultures autochtones et des « prétendiens ». On s’étonne que ça puisse m’amuser ou même me flatter. Mais je comprends que d’autres groupes autochtones soient offensés, furieux, et y voient une forme de colonialisme. Un groupe d’« Indianer » en Allemagne, qui fait l’objet de critiques et de moqueries dans les médias allemands en raison de son mode de vie, n’avait pas particulièrement hâte de me rencontrer. Mais en véritables Indiens, ses membres m’ont accueilli dans leur tipi – littéralement.

  

Au début, Rougemania visait à explorer l’appropriation culturelle et l’exploitation de notre spiritualité, de nos vêtements traditionnels, de nos objets, de nos identités et de nos cérémonies – souvent par des personnes qui pensaient bien faire, mais qui ignoraient leur signification.

 

L’idée de départ s’est transformée et le film est devenu une étude de l’influence considérable que les Autochtones d’Amérique ont exercée, et exercent toujours, sur la culture occidentale, qu’il s’agisse de sport, de mode, de politique ou des mouvements environnementaux actuels. Pourtant, Rougemania ne fait qu’effleurer ces influences. Prenons l’exemple de l’échange colombien. Que serait la cuisine italienne sans la tomate? Quel serait le goût du ragoût irlandais sans la pomme de terre? Pourriez-vous apprécier votre souper au restaurant thaïlandais sans les piments? Le Scarface de Brian DePalma ne serait-il pas un peu terne sans la cocaïne? La liste est longue.

  

Reel Injun a encouragé les artistes et les activistes autochtones à créer leurs propres histoires dans la littérature et au cinéma, et à corriger les représentations existantes de leurs peuples et de leurs cultures. Rougemania tente humblement de faire la même chose et de répondre à de nombreuses questions suscitées par Reel Injun. Mais une fois de plus, notre sujet s’est révélé si riche que nous n’avons pu montrer que la partie émergée de l’iceberg. Ce n’est qu’aujourd’hui que l’histoire des Amériques est racontée par les personnes qualifiées pour le faire. Non seulement dans les films, mais aussi dans les romans, les essais, les articles, les conférences, les manifestations, les médias sociaux et toute autre forme de communication que nous pouvons maîtriser pour raconter notre histoire.

 

Les récits présentés dans Rougemania en surprendront et en choqueront plus qu’un, et nombreuses seront les personnes qui ne croiront pas un mot de certaines de nos affirmations. Il y aura certainement des discussions animées, des disputes, des critiques et des tentatives de rejeter ce que nous savons être la véritable histoire de l’Amérique autochtone. Rougemania sera sans doute considéré comme un film provocateur, mais il suscitera également des conversations et des débats indispensables.