MÁ SÀI GÒN (Mère Saigon) : Un mot de Khoa Lê

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Je suis un artiste pluridisciplinaire canadien d’origine vietnamienne. L’identité multiple et hybride que je porte — Québécois, francophone, Vietnamien, queer, se trouve à la base de mes questionnements existentiels. Ce sont ces interrogations identitaires qui orientent ma démarche de cinéaste et c’est d’un désir de partager les réalités humaines marginalisées qu’est née mon envie de filmer.

 

Avec MÁ SÀI GÒN (MÈRE SAIGON), je poursuis cette démarche en interrogeant les modèles sociaux par le biais de ceux et celles qui ne correspondent pas aux standards les plus communs et largement acceptés. Je cherche à faire entendre des voix issues de la communauté LGBTQ+; une communauté dont on parle beaucoup, mais que l’on écoute trop peu. En portant à l’écran les vies qu’ils et elles se sont créées, se profilent en arrière-plan la société dominante et les balises qu’elle impose aux individus. Ici, le Vietnam forme une toile de fond, mais le film cherche à provoquer une onde de réflexion qui dépasse le contexte vietnamien.

 

Le projet s’adresse de manière plus générale à la réalité de toute personne placée dans la marge en raison de son identité, son genre, ses choix ou circonstances de vie. MÁ SÀI GÒN s’adresse aux Canadiens en soulevant des questions qui trouvent écho dans la vie de tous : “Jusqu’à quel point correspondais-je à la culture dominante de ma société? Ai-je eu à affirmer une quelconque différence? Ai-je eu à sacrifier certaines parties de mon identité pour satisfaire aux attentes de ma famille ou de ma société? Suis-je en mesure de me reconnaître dans la culture de ma société? Ma réalité est-elle prise en compte dans les lois et actions politiques qui encadrent mon existence?” Il est de mon avis que ces questions sont plus actuelles que jamais. Elles participent au dialogue collectif en matière de luttes sociales et de droits des minorités engagé depuis des décennies.

 

Il faut dire que tous mes projets artistiques, que ce soit pour le cinéma ou en multidisciplinaire, ont un lien au Vietnam. Je crois que cet “ailleurs” qui est aussi “chez moi” me permet de poser un regard particulier sur le monde et de le questionner. Le Vietnam est pour moi un lieu de réflexion et un espace de création, mais n’est en aucun cas une finalité. Dans mon dernier long métrage documentaire BÀ NÔI (GRAND-MAMAN), je me suis servi du matériau de ma vie réelle pour rendre compte de ce qui participe à la construction de l’individu : l’imaginaire, la société, la mythologie, la famille et ses histoires, pour soulever des préoccupations universelles touchant aux rapports entre filiation et identité, à la place des aînés et à la mémoire. Avec MÁ SÀI GÒN, je ne cherche pas à faire un film sur moi, mais à mettre de l’avant les humains époustouflants que j’ai rencontrés. Ils sont colorés, attachants, touchants, originaux. Ils vivent des situations et questionnements similaires, ce qui permet l’émergence des thèmes, mais également spécifiques et variés. Je plonge dans leurs univers en montrant leur vie le plus simplement possible, dans une approche de cinéma-vérité qui s’intéresse au micro des relations. Je cherche aussi à montrer leurs parts d’invisible, la spiritualité et le sacré que même les gestes les plus anodins comportent parfois. La mise en récit de MÁ SÀI GÒN se base sur le ressenti, sur l’expérience sensorielle et sensuelle que peut procurer le cinéma.

 

MÁ SÀI GÒN est un documentaire de création mettant à profit le langage cinématographique pour révéler l’intériorité de ses sujets. Une mise en scène traditionnellement associée à la fiction permet des glissements vers un univers onirique. Dans cet espace, l’image, le son, le mouvement et les textures génèrent des émotions, des impressions qui portent le spectateur à la découverte des personnages. On traite de leurs rêves et de leurs ambitions, donc même lorsque la trame s’ancre dans leur vie quotidienne, le récit ne repose pas que sur leurs actions. Il s’appuie sur la sensorialité pour tisser des liens viscéraux entre les contextes et les enjeux représentés. Chaque image de MÁ SÀI GÒN est teintée d’une vision artistique. Il ne s’agit pas d’une œuvre factuelle. Son caractère impressionniste permet de créer des portraits subjectifs de ses sujets.

 

Même si le projet propose une réflexion sur la marginalité, la tradition et la culture dominante, c’est le grand thème de l’amour qui occupe la place centrale de la trame de MÁ SÀI GÒN. Il permet d’aborder, sous le point de vue bien particulier de chacun des personnages, des enjeux que l’on partage tous. Qu’il s’agisse de se projeter dans le futur pour préparer un mariage, entrevoir la parentalité, une vie partagée ou des aspirations qui ne se réaliseront qu’en sacrifiant une relation ou une part de nous-mêmes, ces enjeux touchent à une portion vitale de nos existences. Les témoignages que je mets en scène sont à la fois lumineux, empreints de liberté et de mélancolie. Ils portent des quêtes identitaires et questionnent la source de l’attachement des humains à leurs sociétés.

 

De cet attachement s’est imposée une réflexion sur la filiation et sur la figure de la mère. Dans l’amour maternel, comme dans celui qui nous lie à nos sociétés, le soutien offert peut donner naissance à un désir de plaire. La mère Saigon est aimante comme elle est oppressante. Dans ce film, j’ai voulu donner à ses enfants l’occasion de briller par leur unicité, par leur pluralité et par la quête d’amour qui les anime.

 

  • Khoa Lê
    Réalisateur et scénariste